2017-05-06

Bakou is back! (1/2) L’Azerbaïdjan perd patience sur le dossier du Haut-Karabakh (Causeur.fr)

Indépendant depuis 1991, l’Azerbaïdjan a su exploiter sa richesse en hydrocarbures pour se muer d’une république soviétique périphérique en Etat prospère. Fort de son succès, Bakou souhaite récupérer le Haut-Karabakh, occupé depuis 1994 par l’Arménie. Or, constatant que le statu quo semble arranger tout le monde, Bakou montre des signes d’agacement.
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Il y a un siècle, un visiteur américain de passage à Bakou notait que la ville était « bâtie sur le pétrole. Le pétrole est partout : dans l’air qu’on respire, dans l’eau qu’on boit ». Aujourd’hui, grâce à l’évolution des techniques d’extraction et de distillation, la présence du pétrole est invisible et inodore, mais l’or noir transformé en or se fait omniprésent dans la capitale azerbaïdjanaise1. Les tours –notamment les célèbres trois Flammes – les boutiques de luxe, les voitures, les hôtels et les innombrables chantiers donnent la mesure de l’enrichissement rapide de ce petit pays au bord de la mer Caspienne. Mais pour comprendre l’Azerbaïdjan, il ne faut pas s’arrêter à sa géologie. Car, si pour les hydrocarbures c’est le jackpot, quand on regarde la carte, l’Azerbaïdjan vit dans un « quartier difficile ». Ce petit pays (un sixième de la France en surface et en population) à majorité chiite, de culture et de langue turcophone, indépendant depuis 1991, a des voisins redoutables : l’Iran au sud, la Russie au nord et la Turquie un peu plus loin à l’ouest. L’histoire de toute la région, entre la chaîne du Caucase, la Mer Caspienne et la Mer noire, divisée aujourd’hui en trois Etats indépendants – Arménie, Géorgie et Azerbaïdjan – a été façonnée par les flux et les reflux de ces trois peuples-Empires que sont les Perses, les Turcs et les Russes.

Naissance d’une nation

Le Sud Caucase – à l’instar des Balkans – a longtemps été marqué par l’empreinte des empires multiethniques.  Des Azerbaïdjanais (le plus grand groupe ethnique du Sud Caucase) ont donc vécu en Géorgie, en Arménie, en Russie et en Perse et ont fait carrière dans les différentes cours impériales tout en vivant globalement en bonne entente avec les autres peuples. Cette mixité avait cependant des limites : on habitait la même ville mais rarement le même quartier, le même village et les mariages étaient tout bonnement impensables. Puis, à partir de la fin du XIXe siècle, une idée neuve et révolutionnaire a surgi : la nation – quitte à bouleverser des règles séculaires en quelques décennies.

Quand les principales ethnies de la région ont emprunté le chemin de la nation puis de l’Etat-nation, la traditionnelle mixité ethnoculturelle est devenue problématique. Depuis un siècle, l’histoire de l’Azerbaïdjan est celle des départs et des arrivées, des séparations et des rassemblements de populations dans une longue, douloureuse et souvent violente marche vers la formation de trois ensembles ethniquement assez homogènes.

En 1918, ce frémissement national donne lieu à la création d’un premier Etat-Nation azerbaïdjanais. Ce fut un moment historique particulièrement propice : les trois grands fauves de la région étaient K.O. : les Perses sortis de l’Histoire depuis le début du XIXe siècle, les empires russe et ottoman, détruits par la guerre, à terre. Cependant, contrairement aux Perses et aux Turcs, les Russes devenus Soviétiques n’ont pas mis longtemps à réendosser les habits impériaux. La fenêtre d’opportunité qui a permis à l’Azerbaïdjan d’atteindre son indépendance pour la première fois a été brutalement fermée par l’Armée rouge.

En 1923, la très lourde main de l’Etat forgé par Staline a divisé la région en trois républiques ethniques (Géorgie, Arménie et Azerbaïdjan). Mais, comme au Moyen-Orient et dans les Balkans, les tracés des nouvelles frontières au Sud Caucase ont créé autant de problèmes qu’elles n’en ont résolus. Pour ménager les Turcs et les séparer d’un Azerbaïdjan turcophone, l’URSS a poussé vers l’Est le nouvel Etat arménien, créant un patchwork arméno-azérbaïdjanais, générateur de tensions et de futurs conflits. C’est notamment le cas de la région du Haut-Karabakh, province montagneuse à l’ouest de l’Azerbaïdjan, ainsi que de la province de Nakhitchevan, qui forme, encore plus à l’ouest une enclave azérie isolée en territoire arménien.

La brutalité stalinienne a pu mettre les nationalismes caucasiens sous le tapis, mais pas pour longtemps. Avec le dégel décrété par Khrouchtchev et sa politique d’ouverture vers les cultures locales, l’histoire a repris sa marche. Par des initiatives apparemment aussi inoffensives que l’ouverture d’un musée du tapis en 1967 à Bakou, les Soviétiques ont permis aux Azerbaïdjanais de tisser discrètement les fils d’un récit national derrière une façade folklorique inoffensive. Au passage, parler tapis était un moyen de rappeler que l’Iran, alors allié des Etats-Unis, héberge une très grande minorité azérie.

Et l’URSS s’écroula

Ainsi, dans les années 1980, à l’arrivée au pouvoir de Gorbatchev, les trois ethnies-nations du Sud Caucase s’engagent de nouveau sur le chemin de l’autodétermination tout en restant imbriquées les unes aux autres. Dans cette situation, quelques courtes années de perestroïka ont suffi pour que le village Potemkine de la politique ethnique soviétique s’embrase, déclenchant la crise terminale de l’URSS.

Dès 1988, les Arméniens sont les premiers à défier la structure de l’URSS en revendiquant de plus en plus ouvertement la transformation de leur république soviétique. Très vite, le réveil arménien est suivi par celui de l’Azerbaïdjan provoque une guerre civile entre les deux peuples. Les premiers réfugiés commencent à gagner les territoires de leurs nations respectives, devenant un puissant carburant dans la spirale de la haine et la violence. Presque un million d’Azéris quittent leurs maisons du Haut-Karabakh, d’Arménie et d’autres provinces occupées par les Arméniens. Des centaines de milliers d’Arméniens font le chemin inverse. C’est la fin de plusieurs siècles de mixité ethnique et le début d’une véritable guerre entre Etats. Mieux organisés et armés, les Arméniens s’imposent sur le terrain et au printemps 1994, après une dernière escalade qui a fait 6000 morts parmi les militaires des deux côtés, la ligne de front se fige. Le Haut-Karabagh, vidés des Azerbaïdjanais, est devenu une république (que personne ne reconnaît) totalement dépendante de l’Arménie. Résultat : l’Azerbaïdjan perd presque 20% de son territoire.

A Bakou, les premières années de l’indépendance son terribles et le souvenir de la grande occasion manquée de 1920 hante les esprits. Le contexte géopolitique est certes propice (la Russie est affaiblie et absorbée par ses troubles intérieurs) mais la jeune démocratie azerbaïdjanaise proclamée en 1991 fonctionne mal. L’économie est en ruines et en 1994 le PIB par tête atteindra 436$. Le secteur du pétrole, pilier de l’économie locale depuis 1872, souffre d’un manque d’investissements. Surtout, le jeune Etat reste toujours « branché » sur le système économique soviétique en pleine déliquescence et manque cruellement de débouchés en dehors de l’URSS. Les mauvaises nouvelles du front avec le Haut-Karabakh, l’afflux de réfugiés et les difficultés économiques croissantes débouchent en 1993 sur une crise politique majeure. Aux abois, les dirigeants de l’Azerbaïdjan indépendant font appel à l’ancien « boss » de la république soviétique d’Azerbaïdjan, Heydar Aliyev.

Aliev, ancien général du KGB et membre du PolitBuro, est l’Azerbaidjanais qui a accompli la plus belle carrière en URSS, un fait qui témoigne à la fois de ses talents et des limites de la politique multiethnique soviétique. Celui qui a dirigé de facto le pays entre 1969 et 1987 a vécu ensuite une traversée du désert avant de revenir sur le devant de la scène politique azerbaïdjanaise dans des circonstances qui font penser au De Gaulle de 1958.

Du Karabakh au pétrole

La première grande décision d’Aliyev a été de mettre fin à la guerre avec l’Arménie et la République auto-proclamée du Haut-Karabakh. Quand il a compris que le rapport de forces n’était pas en sa faveur, il a eu l’audace d’assumer cette décision difficile pour une jeune nation obligée de ravaler sa fierté en renonçant à son Alsace-Lorraine. Il a fallu au vieux briscard de l’URSS tout sa finesse, son expérience, sa connaissance du pays, ses réseaux et son autorité pour imposer sa volonté. Aliyev a fait ce choix courageux, fort de la grande vision qu’il avait pour son pays et persuadé qu’il fallait agir vite. Non seulement à cause de son âge et de son état de sa santé (il avait déjà subi un infarctus) mais surtout parce que, comme en 1918-1920, une conjonction astrale favorable ne dure jamais indéfiniment en géopolitique. La faiblesse des trois anciens empires dans ces années 1990 était une coïncidence rare et précieuse qu’il ne fallait pas rater. Une fois gelé le conflit autour des provinces perdues, Aliyev a préparé le redressement économique du pays en s’appuyant sur un atout majeur : les hydrocarbures.

Or, il fallait non seulement extraire le pétrole des anciens gisements terrestres exploités depuis les années 1870, mais aussi aller le chercher au fond de la mer Caspienne, ce qui est une autre paire de manches. Une fois extrait de la terre, il faut transporter le pétrole vers le marché, ce qui a obligé l’Azerbaïdjan, toujours connecté au système soviétique et sans port maritime ouvert sur le monde, de passer par la Fédération russe. Autrement dit, laisser entre les mains de Moscou le contrôle de son économie et donc de sa politique. Il fallait donc trouver le moyen de contourner la Russie. Or même affaiblis, Moscou restait capable de nuire. Il a donc fallu déployer des trésors d’habileté et de diplomatie pour convaincre et rassurer les compagnies pétrolières et les puissances occidentales, Etats-Unis en tête, sans jamais rompre avec les Russes.

Pour y arriver, Aliyev a généreusement distribué des parts de la manne pétrolière à venir aux Russes, aux Américains, aux Britanniques, aux Français et aux autres. Il a poussé le bouchon jusqu’à vouloir mettre les Iraniens dans le coup avant de reculer devant le « niet » de Washington. Parallèlement, le leader azerbaïdjanais a poussé sans relâche le projet d’oléoduc, pierre angulaire de son grand dessein. Le résultat est le pipe-line Bakou-Tbilissi-Ceyhan, un chef d’œuvre géopolitique long de 1800 kilomètres inauguré en 2006, trois ans après la mort d’Heydar Aliyev. Ce canal à l’importance stratégique cruciale achemine les pétroles azerbaïdjanais des gisements de la mer Caspienne vers la Méditerranée et le marché mondial sans passer en territoire russe !

Produits de luxe à Bakou

Cependant, même si l’argent des premières exportations a commencé à couler dès la fin de la décennie 1990, la majorité des citoyens n’a respiré qu’à partir de la décennie suivante. Alors enfants, les trentenaires et quadras d’aujourd’hui ont dû travailler (parfois comme vendeurs de rue) pour pouvoir se payer des manuels et fournitures scolaires et améliorer le très maigre ordinaire de leurs familles. Ceux qui étaient déjà adultes ont vu leur pouvoir d’achat fondre comme neige au soleil.

Ce n’est qu’au début des années 2000 que la production de richesse a commencé à améliorer le niveau de vie des habitants de Bakou puis des autres provinces.  Mais c’est sous Ilham Aliyev, fils et héritier de Heydar Aliyev depuis 2003, que l’Etat a appliqué une politique de hausse de salaires et de redistribution massive. En 2016 le PIB par habitant atteint 16856$ (contre 3520$ en Arménie), une croissance de 4000% en deux décennies. Pour le visiteur, les résultats sont visibles à Bakou – ville neuve et dynamique aux infrastructures et aux équipements de haut niveau. On y trouve les signes extérieurs d’une richesse récemment acquise que sont les marques de luxe, de Rolls Royce à Dior. Même quand on s’éloigne de la capitale, malgré un certain décalage – les voitures Lada et d’autres traits hérités de l’ère soviétique restent nombreuses en province -  les nouveaux logements, les routes, les équipements publics et les réseaux d’électricité et de communication montrent qu’au moins une partie de la richesse nationale irrigue aussi la périphérie.

Après la dure décennie du père, consacrée à la reconstruction du pays, de son économie, et de son armée, le fils est passé à la phase suivante : créer une nouvelle société et préparer la transformation totale du pays. L’ambition est à la mesure des acquis : faire de l’Azerbaïdjan la capitale économique et financière de la région.  Mais là encore, exactement comme il y a un quart de siècle, la dimension économique et logistique s’avère indissociable de la  géopolitique.

à suivre…

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